Catherine Villar et Catherine Blanc travaillent dans des environnements de fonctions publiques différents. Elles témoignent des tensions que vivent les cadres publics similaires à celles des autres dans le privé, les règles du service public (neutralité, respect de la décision politique, notamment) en plus.
En quoi consiste votre quotidien au travail ?
Catherine Villar. Je suis à la fois gestionnaire d’un site où travaillent plus de soixante personnes et responsable directe de trente personnes dans un centre de Finances publiques. Mon quotidien peut s’intituler ainsi : « gérer les événements ». Les mesures fiscales sont nombreuses et complexes. Nous ne sommes pas informés suffisamment en amont. Les notes et consignes pleuvent sur les messageries et cette masse de communication impacte nos missions. Je cours après l’information pour distinguer ce qui relève d’une évolution du métier ou des tâches quotidiennes. Je n’ai pas le temps d’anticiper, pas le temps de faire de la veille juridique… Les postes dans le public se réduisent dans tous les services. Résultat : il faut sans cesse prioriser les tâches et réagir, alors que piloter demande aussi de réfléchir, de penser, de discuter. Ma mission de manager est celle d’une interface entre management et gestion de l’imprévu, aussi trivial soit-il. Une panne du logiciel gérant les files d’attente, des problèmes de personnels, une fuite d’eau, la sécurité…
Catherine Blanc. Je suis permanente syndicale et partage mon temps entre mon activité de secrétaire d’un syndicat départemental multi Fonctions publiques et la section du conseil régional Nord-Pas-de-Calais. Auparavant, j’étais chargée de mission-expert dans une direction adjointe en charge du développement durable. Je suis entrée à la Région en 1990 et j’ai vécu l’évolution du métier de chargé de mission. Comme on se le dit souvent entre nous, nous sommes passés d’une collectivité de mission à une collectivité de gestion, où les procédures prennent souvent le pas sur le sens du travail. Heureusement qu’on sait les contourner pour faire tourner la boutique.
Quel est le contexte gestionnaire dans votre administration ?
C.V. Je travaille en binôme avec un comptable puisque les services des Impôts et de la Comptabilité publique ont fusionné. Le service des ressources humaines (RH) est trop loin et trop concentré. C’est au manager de proximité de faire le métier RH. Les processus de regroupement permettent des synergies professionnelles, mais pas seulement. Ils justifient, voire masquent, des suppressions de moyens. Aujourd’hui, on ferme des centres alors que l’activité ne faiblit pas dans notre domaine. Le job de cadre, c’est d’encaisser ce type de mutation et de l’amortir. C’est un métier « d’homme-orchestre » dont les appuis sont réels mais éloignés de l’activité. Je suis prévenue qu’un agent arrive dans mon service. Je prépare son arrivée et son insertion professionnelle. Au jour donné, personne ne se présente et je n’ai aucune information. Puis je comprends que le poste ne sera pas pourvu. Un exemple anodin mais significatif des effets de prise de décisions à distance.
C. B. Les collectivités territoriales sont relativement épargnées en termes de volume d’emplois. Même si elle est là (chez nous aussi tous les postes ne sont pas remplacés), la chute est moins brutale que dans l’administration centrale. Mais chacun voit son portefeuille d’activités et de responsabilités augmenter année après année.
L’autonomie des collectivités les rend, à l’image des entreprises de taille moyenne, plus équilibrées, voire cohérentes, en termes managériaux. Je suis en tant que cadre territorial moins éloignée de la gouvernance de mon administration que peut l’être un chef de service de l’Etat. Les élus se réunissent régulièrement. On peut les croiser : le pouvoir est incarné. L’organigramme est visible, même s’il demeure pyramidal. Il y a encore des rares marges de manœuvre sur la gestion des carrières et les recrutements. Les responsables choisissent à peu près leur équipe, contrairement à l’Etat. Revers de la médaille : cette proximité entre emploi et territoire peut dériver sur un clientélisme.
Quels sont les dilemmes et questions professionnels rencontrés ?
C.V. Il faut sans cesse arbitrer sans avoir de pouvoir de décision. Ce qui est d’autant plus difficile dans la Fonction publique où le manager ne choisit pas ses équipes, les agents étant « affectés par l’administration ». Je dois assurer la continuité du service public (l’assiette, le contrôle et le recouvrement de l’impôt, mais aussi l’accueil des publics…) avec des moyens toujours à la baisse.
Nos missions sont pourtant lourdes : les finances publiques, c’est un service qui est en face à face avec l’ensemble de la société au sens où l’on est confronté à une « demande sociale ». Il faut travailler avec cette patte humaine et la relation à l’impôt très subjective. C’est éprouvant ! Je dois apprendre aux agents à se protéger, à garder le cap professionnel face au public et la charge émotionnelle. Faire son travail avec humanité, c’est appliquer la loi et ne pas être juge soi-même des situations. Notre administration assume une posture « d’exemplarité » par tradition, ce qui nourrit un discours managérial raide et gestionnaire. Notre travail semble sous la contrainte du contexte de lutte rémanente contre les déficits publics. Ce qui bute avec l’idéal de service au public qui, par nature, n’a pas de limites rationnelles.
C.B. La gouvernance est assumée par des élus. Entre eux et les agents, les directeurs généraux adjoints forment un filtre utile pour éviter des commandes directes des élus, et transformer la demande politique en projet de direction ou de service. Voilà un exercice managérial particulièrement difficile. Appréhender la complexité des réalités, les interactions entre les dynamiques, les effets croisés... Dans des organisations qui restent très verticales. Quand la tension partisane est excessive, comme c’est le cas dans le Nord aujourd’hui, imaginez les enjeux, voire les dilemmes professionnels qui se vivent. Je dirais qu’il peut y avoir une tension entre les cadres dirigeants, qui sont en phase avec les élus, et les cadres de proximité qui remontent des questions des agents. Les avis des services comptent de moins en moins. Parfois, on n’est pas dans une logique d’instruction de dossier - ce qui était notre cœur de métier - mais dans un exercice de « faire rentrer un dossier dans les clous ».
La tradition de neutralité de la Fonction publique est sans doute plus secouée dans les collectivités locales que dans les directions ministérielles, à quelques exceptions près. Les délibérations sont examinées par le secrétariat général pour les affaires régionales à la préfecture de région.. Mais elles le sont a posteriori et portent sur la forme et non le fond. Il y a parfois un conflit de légitimité : celle de l’individu qui fait son travail, celle de l’élu choisi par les citoyens et celle édictée par des règles et la « continuité du service public », heureusement immuables.
Quels sont les leviers pour faire un travail de qualité ?
C.V. Faire un travail de qualité demande d’être dégagé un minimum de la réaction et de l’immédiateté. J’ai le sentiment de travailler sans filet et seule. La solitude est le propre du travail de cadre et la crainte de faire une erreur majeure est récurrente. Bien faire son travail, c’est ne pas être interrompu, c’est pouvoir anticiper et être dans un collectif professionnel. Or, le manager a sa porte ouverte. Peut-être l’expert a-t-il des contraintes différentes. J’étais dans un poste précédent dans une division de contentieux juridictionnel et ce travail d’expert me semblait plus protégé.
En tant que manager, je suis une « femme-Post it » envahie de multitâches. Il faut autoproduire des techniques de reconnaissance de son propre travail effectué quand on a peu de marges de manœuvre. Lire et prendre du temps deviennent des luxes professionnels. La charge cognitive s’étend. Les réorganisations permanentes nous font prendre le risque d’être incompétents sur certaines tâches. Je cite un exemple peu commun mais emblématique : durant la crise sanitaire fin 2009, je reçois l’ordre de coordonner les moyens de la campagne de vaccination sur le territoire lié à mon centre. Tout en assurant la continuité de service des finances publiques. Rien ne m’a préparé à cet exercice, mais il nous incombait à nous, en tant que cadres publics, de manager l’inconnu, le risque sanitaire.
C.B. Définissons des lignes jaunes, notamment sur les indicateurs d’évaluation des politiques menées, afin de garder une cohérence et une objectivité. Il s’agit d’articuler rationalité professionnelle et action partisane. Je remarque que la section syndicale peut être un pôle de stabilité pour assurer une vigilance : décrypter les intentions, maintenir une logique collective, alerter sur les décisions brutales… Sans compter le risque latent de décrochage à l’égard de la solidarité nationale et de renforcement des inégalités territoriales.
Les cadres encaissent l’actualité sociale et, pour les cadres publics, l’actualité politique en plus de l’action productive à mener. Il leur faut appliquer des procédures définies par le contrôle de gestion ou la direction des finances. Ils deviennent des gestionnaires et donc, plus que jamais, ils doivent veiller à demeurer garants du sens des métiers. Comment rester des pilotes de missions, être garants du sens du travail ? L’invasion gestionnaire, les processus bureaucratiques, le reporting… Le secteur public pâtit des mêmes travers que les grandes entreprises. Le travail des cadres publics relève à la fois de la gestion, de l’animation et de la créativité : il faut les aider dans la professionnalisation de toutes ces fonctions, mais aussi les outiller pour ne pas avoir à passer plus de temps sur la gestion administrative de leur dossier que sur l’instruction préalable. Dans la Fonction publique, on est « propriétaire de son grade et locataire de son emploi ». Les cadres sont ainsi poussés à la polyvalence. Il y a un risque de perte de son identité professionnelle à être affecté à des postes moins en lien avec sa propre expérience et appétences. Aujourd’hui, on doit à la fois analyser la demande de subvention, rencontrer les porteurs de projets, finaliser les projets de fiche commission, les saisir dans le logiciel, vérifier que le nécessaire a été fait pour le paiement… et on n’a souvent plus le temps de faire le suivi en aval de la décision, ce qui est préjudiciable à la qualité de notre travail. Et, surtout, de mettre en place une réelle évaluation des politiques publiques.
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